XVII
Un homme presque semblable à une idole, les traits de son visage comme gravés dans un bloc de granit, se penchait sur Lars. Il portait un uniforme élégant, constellé de médailles aux rubans de différentes couleurs.
Il dit enfin :
— Il vit maintenant.
Deux membres du corps médical s’inclinèrent. Ils portaient de longues blouses blanches, toutes simples, qui retombaient jusque sur leurs pieds. Lars aperçut un équipement de survie qui avait dû coûter un prix stupéfiant, des grandes machines au bruit rythmé, avec des tuyauteries et des appareils de mesure, des groupes générateurs, le tout fonctionnant à grand bruit. L’air était chargé d’ozone auquel se mêlait une odeur de pharmacie. Il vit également une table couverte d’instruments, et il reconnut l’un d’eux, qu’on employait pour une trachéotomie.
Mais les médecins soviétiques n’avaient pas eu à l’utiliser. Il reprenait conscience à temps.
Le dispositif de surveillance, pensa-t-il, ce dispositif caché dans le mur, avec son matériel audio-visuel enregistrant constamment tout ce qui se passait, remplissant un but qui pouvait devenir sinistre, avait signalé sa chute, déclenché l’alarme, le tout assez tôt pour le sauver.
Arriver à la salle de bain n’eût pas été suffisant. Il regarda l’officier de l’Armée Rouge en grand uniforme, avec ses médailles, son col dur et ses épaulettes :
— Commandant Guéchenko, dit-il.
— Oui, monsieur Lars…
L’officier, il le voyait maintenant, était pâle.
— … C’est votre nerf pneumogastrique. Puis quelque chose avec la moelle épinière et l’œsophage : personnellement, je ne comprends pas très bien. Mais pendant une minute ou deux, vous étiez bien près de… Évidemment, on pouvait toujours vous congeler et vous éloigner d’ici, en avion. Mais…
— Je sais, fit Lars. J’ai senti que c’était très près.
Il tourna la tête, vit Lilo Toptchev, blottie contre le mur du fond. Elle le regardait fixement.
— Croyez-vous que je l’ai fait exprès ?
Sa voix venait de très loin, lui sembla-t-il, et il l’entendait à peine. Pendant un instant, il crut rêver, puis il comprit qu’elle était là et ce qu’elle demandait. Il connaissait aussi la réponse. La vérité. Mais à voix haute, pour mieux la protéger, il déclara :
— Un accident.
— C’était un accident, répéta-t-elle. Elle semblait prête à défaillir.
— Je pense que nous en sommes tous conscients. Vous avez eu une réaction allergique, fit le commandant Guéchenko sans pouvoir cacher son irritation.
La croyez-vous vraiment, commandant ? Un professionnel comme vous ? Non, on ne peut pas vous tromper comme cela. Même moi, je sais distinguer un accident du reste. Elle a tenté le coup, et puis elle a eu peur parce que ma disparition entraînait la sienne. Elle a dû le comprendre devant la violence de ma réaction. Elle ne pouvait pas la prévoir : elle n’est pas encore une adulte.
Mais pourquoi ? De peur que je la remplace ? Ou peur de quelque chose d’autre ?
Lorsqu’il parla, ce fut pour s’adresser à Lilo :
— C’est l’arme ?
— Oui.
— Vous pensiez que ça viendrait. Par nous, comme ils l’espèrent.
— Ce serait trop, dit-elle.
Il la comprenait de mieux en mieux :
— Comme jadis, avant les Protocoles. Quand il n’y avait pas d’accord. Ni de supercherie. Quand les armes étaient des armes.
Elle répondit dans un murmure :
— Comme jadis. Je l’ai su dès que je vous ai vu. Ensemble, nous y arriverions, ce serait fait, et personne ne pourrait rien y changer. Nous serions là où s’étend notre conscience, et où ils ne peuvent aller. Ils peuvent tout combiner : lapsilocybine-psilocibé, la stropharia mexicaine, l’acide lysergique, la diéthylamide, tout ensemble. Ils ne peuvent pas nous suivre. Et ils le savent.
Le commandant Guéchenko, furieux, intervint en criant presque :
— Les satellites ! Trois ! M’entendez-vous. Et il va y en avoir un quatrième, un cinquième, et ce sera notre fin à tous.
— Évidemment ! Je vous comprends. Vous avez sans aucun doute raison.
Elle gardait tout son sang-froid et semblait d’avance admettre sa défaite. Le commandant Guéchenko se tourna vers Lars pour répéter d’une voix sardonique :
— Sans aucun doute ! Vous l’avez entendue ?
Ses yeux scrutaient Lars, cherchaient à deviner sa réaction. Lars parlait encore avec difficulté :
— Vous n’avez pas à vous faire du souci à mon sujet ou au sujet de mon attitude. Il y a quelque chose qui ne va pas en elle. Je vois désormais clairement pourquoi vous la maintenez sous une telle surveillance. Je vous comprends parfaitement. À partir de maintenant, je veux le Dr Todt.
— Il sera là dans quelques minutes. Et il demeurera constamment sur place si bien qu’elle n’aura plus la possibilité de tenter contre vous une autre agression psychotique. Et si vous le désirez, un de nos fonctionnaires médecins peut lui aussi…
— Todt me suffira, dit-il en s’asseyant.
Le commandant Guéchenko s’inclina comme pour faire les plus expresses réserves :
— J’espère que vous ne vous trompez pas. De toute façon, nous agirons comme vous le voulez dans toute cette affaire.
Il se retourna vers Lilo :
— … Nous pourrions vous traduire devant un tribunal, vous le savez, n’est-ce pas ?
Comme elle se taisait, Lars prit la parole :
— Je désire courir ce risque. Je veux continuer à travailler avec elle. En fait, nous n’avons même pas commencé. Et nous devrions nous y mettre. Je pense que la situation le commande.
Toujours sans prononcer une parole, Lilo Toptchev ralluma son cigare. Ses mains tremblaient. Sans le regarder, les yeux fixés sur l’allumette, elle lançait des bouffées de fumée grise.
Non, il ne pourrait pas avoir confiance en elle pendant encore longtemps, très longtemps. Et quant à la comprendre…
— … Dites-moi, commandant. Avez-vous assez de pouvoir pour lui demander de jeter ce cigare. J’ai déjà de la difficulté à respirer.
Immédiatement, deux policiers en civil avancèrent vers elle. D’un air provocant, elle laissa tomber le cigare à terre, sans l’éteindre. Il y eut un grand silence dans la pièce tandis que tous la regardaient. Lars parla de nouveau :
— Elle ne le ramassera jamais. Vous pouvez attendre tant que vous voudrez.
Un homme de la KVB se baissa, ramassa le cigare et l’éteignit dans un cendrier.
— … Je veux travailler avec vous, Lilo. Êtes-vous d’accord ?
Il la regardait attentivement, essayant de deviner ce qu’elle ressentait, ce qu’elle pensait, mais sans succès. Même les professionnels qui l’entouraient semblaient impuissants. Elle nous échappe, se dit-il. Il faut pourtant aller de l’avant malgré ce mauvais départ. Et dire qu’elle tient nos vies entre ses mains ; des mains d’enfant…
Mon Dieu, quelle pagaille !
Le commandant l’aidait à se mettre debout. Tout le monde dans la pièce se mit en mouvement pour lui prêter assistance, et ils se gênaient les uns les autres d’une manière qui l’eût amusé à un autre moment. Le commandant l’emmena à l’écart pour lui parler :
— Vous savez pourquoi nous avons pu intervenir aussi vite.
— Oui, elle m’avait indiqué l’endroit où se trouvent les récepteurs.
— Vous comprenez pourquoi nous les avons installés.
— Peu m’importe pourquoi.
Le commandant Guéchenko voulut le rassurer :
— Elle coopérera. Nous la connaissons. Nous avons au moins appris assez de choses sur elle pour pouvoir le prédire.
— Vous n’avez pas prévu ce qui vient d’arriver.
— Nous ne pouvions prévoir qu’une préparation que supporte parfaitement son métabolisme cérébral pouvait vous être fatale. Et nous nous demandons comment elle a pu le savoir, à moins qu’elle ait agi au hasard.
— Elle n’a pas agi au hasard, dit Lars.
— Serait-ce l’effet d’une faculté pré-cognitive que vous auriez, vous autres médiums ?
— Peut-être… mais est-elle malade au sens clinique du mot ?
— Vous voulez dire psychologiquement ? Absolument pas. Elle est téméraire, débordante de haine. Elle nous déteste, elle refuse de coopérer. Mais elle n’est pas malade.
— Et si vous la laissiez aller ?
— Aller ? Aller où ?
— N’importe où. Donnez-lui sa liberté. Ne vous occupez plus d’elle pendant un temps. Vous ne me comprenez pas ?
Il était en train de perdre son temps. Il voulut toutefois faire encore un essai. L’homme à qui il s’adressait n’était ni idiot ni fanatique. Simplement conditionné par son milieu.
— … Savez-vous ce qu’est une fugue ?
— Oui, une fuite.
— Laissez-la fuir jusqu’à ce qu’elle…
Il hésita. Ironiquement, avec toute la sagesse de son âge, une sagesse qui n’était limitée ni au monde soviétique ni à l’instant présent, Guéchenko demanda :
— Jusqu’où, monsieur Lars ?
Il attendait une réponse. Lars n’avait pas changé d’avis :
— Je veux demeurer seule avec elle et entreprendre le travail que nous devons accomplir, elle et moi. En dépit de ce qui s’est passé. Et il faut agir sans délai, sinon nous courrons le risque d’affaiblir encore ce qu’il peut y avoir en elle de désir de coopérer. Renvoyez tout le monde et envoyez-moi mon médecin.
*
* *
Le Dr Todt était au courant :
— Je voudrais procéder à un examen complet. Lars lui mit la main sur l’épaule :
— Il faut que nous nous mettions au travail, elle et moi. Les examens doivent attendre. Ils attendront mon retour à New York.
L’air de plus en plus morose, son nez aquilin paraissant encore plus mince, le Dr Todt haussa les épaules :
— De gustibus non disputandum est. C’est de la folie, voilà mon opinion. Ils m’ont refusé la formule de leur poison si bien que nous ne pouvons même pas l’analyser. Dieu seul sait l’effet qu’il a eu sur vous.
— Il ne m’a pas tué, et pour cette fois nous nous contenterons de cette constatation. De toute façon, faites bien attention à nous pendant tout le temps que dureront sa transe et la mienne. Et si vous avez quelques mesures à prendre pendant ce temps-là…
— Oui, je procéderai à un électrocardiogramme et à un électro-encéphalogramme, mais seulement sur vous. Pas sur elle. Ils n’ont qu’à assumer leurs responsabilités. Elle n’est pas ma patiente. Vous savez ce que je pense ?
Son ton était de plus en plus aigre.
— Vous pensez que je devrais retourner à New York.
— Le FBI peut vous enlever…
— Avez-vous les capsules d’escalatium et de coniorizine ?
— Oui, et Dieu merci, je n’aurai pas à vous piquer. C’est la première décision raisonnable que vous prenez aujourd’hui.
Todt lui tendit les deux petites capsules.
— Je n’ose pas me faire piquer. Cela pourrait réveiller ce poison qu’elle m’a donné.
C’était un avertissement, pensa-t-il. Désormais, il serait plus prudent avec ces drogues, bien qu’il fût habitué à elles. Ou peut-être s’imaginait-il les connaître ?
Il s’immobilisa face à Lilo Toptchev, qui lui rendit calmement son regard. Il chercha un instant le moyen d’engager la conversation de façon apaisante :
— Je suppose que vous auriez pu me donner quatre cachets au lieu de deux. C’eût été pire.
— C’est bon, dit-elle d’un ton tragique. Je me rends. Il n’y a pas moyen d’échapper à cette fusion idiote de nos esprits, n’est-ce pas ? Il faut que je cesse d’être un individu, que je perde le peu de moi qu’ils me laissaient ! Seriez-vous surpris, monsieur Lars, si c’était moi qui avais mis ces satellites en orbite ? Grâce à un talent parapsychologique encore inconnu ?
Elle souriait, heureuse de son idée, pour improbable qu’elle fût.
— … Vous n’avez pas peur, non.
— Absolument pas, dit-il.
— Eh bien, je parie que je pourrais effrayer quelqu’un en parlant de la sorte. Mon Dieu, si j’avais seulement accès aux infomedia, comme vous. Mais peut-être pouvez-vous les toucher à ma place ? Vous pourriez citer mes paroles.
— Commençons maintenant.
Sur un ton très calme, Lilo Toptchev l’avertit :
— Si vous mettez votre esprit à l’unisson du mien je vous préviens que quelque chose va vous arriver. Arrêtons-nous là, je vous en supplie.
— Commençons tout de suite. Le Dr Todt nous surveillera.
— Le Dr « La Mort ».
— Pardon, fit-il, interloqué. Derrière lui, la voix du Dr Todt s’éleva :
— C’est juste. C’est ce que mon nom « Todt » signifie en allemand : mort. Elle a tout à fait raison.
Comme si elle se parlait à elle-même, d’une voix soudain chantante, Lilo proféra :
— Et c’est cela que je vois. Je vois la mort. Si nous allons plus loin.
Le Dr Todt tendit à Lars un verre d’eau :
— Prenez vos médicaments.
Rituellement, comme avant chaque transe, Lars prit un excalatium et une coniorizine. Mais en les avalant, et non par injection. Le résultat, espérait-il, serait le même.
Les yeux du Dr Todt ne le quittaient plus :
— Si la formophane, qui lui est indispensable, est toxique pour vous, si elle tend à supprimer le fonctionnement de votre système neuro-végétatif, vous devriez vous demander quelle est la différence qu’il peut y avoir entre vos deux talents parapsychologiques ? Car il est évident qu’il y a une différence. Et une différence radicale.
— Vous ne croyez pas que nous puissions fonctionner ensemble, elle et moi ? demanda Lars.
— Il est probable que non, dit le Dr Todt calmement.
— Eh bien, nous allons le savoir bientôt, fit Lars. Lilo Toptchev se détacha enfin du mur où elle était restée appuyée et se dirigea vers eux, les yeux brillants :
— Oui, nous le saurons bientôt.